Parmi les
épisodes les plus effacés de l’histoire coloniale française, les enfumades
occupent une place sombre et révélatrice. Elles ne relèvent ni de bavures, ni
d’excès isolés, mais d’une méthode militaire réfléchie, assumée,
revendiquée et enseignée comme stratégie de conquête. Leur but était clair : anéantir
les populations civiles algériennes, briser leur capacité de résistance, en
faisant de la terreur une arme politique. Les deux enfumades de Sebih,
perpétrées à Debboussa, une région située entre les communes de Sobha et Ain
Mrane (Nord-ouest de Chlef), figurent parmi les plus grands massacres et crimes
contre l'humanité
Une guerre coloniale fondée sur l’extermination : Lorsque la France envahit l’Algérie
en 1830, elle ne se contente pas d’une conquête militaire. La colonisation
implique la dépossession des terres, la mise au pas des structures politiques
traditionnelles, l’imposition d’un ordre racial et économique. Face à la
résistance populaire menée par l’Émir Abdelkader, les autorités françaises
théorisent une guerre « totale », visant non seulement les combattants, mais l’ensemble
de la population.
Le maréchal
Thomas Bugeaud, gouverneur général de l’Algérie à partir de 1840, résume sans
détour cette logique :
« Il faut faire la guerre arabesque : brûler les récoltes,
vider les silos, prendre les femmes, les enfants, les vieillards. »
Il développe
— et généralise — l'usage de la terre brûlée, du pillage, du massacre, et des
confinements forcés. C’est à lui que revient le célèbre ordre donné à ses
officiers :
«
S’ils se retirent dans leurs cavernes, fumez-les à outrance, comme des renards ! »
Les civils
algériens sont littéralement comparés à des nuisibles que l’on extermine.
Eugène Cavaignac : l’organisateur de la première
enfumade : La première
enfumade documentée est ordonnée par le général Eugène Cavaignac en juin
1844 dans la région de Chlef. Des familles entières de la tribu de Bani
Sebih, également connue sous le nom de Sbehas ou Sebih, —
femmes, enfants, vieillards — s’étaient réfugiées dans des grottes pour
échapper aux troupes françaises.
Le maréchal
François Canrobert, acteur et témoin direct, décrit la scène avec une froideur
glaçante :
« On pétarda l’entrée de la grotte, on y accumula des fagots.
Le soir, le feu fut allumé »
Le
lendemain, quelques Sbéhas se présentaient, demandant grâce, leurs compagnons,
les femmes, les enfants, étaient morts. »Ce n’est pas un dérapage : c’est une exécution
collective.
L’enfumade de Dahra : un massacre assumé : Un an plus tard, en 1845, le
colonel Aimable Pélissier — futur maréchal de France — ordonne l’enfumade
de la tribu des Ouled Riah dans les grottes du Dahra. Les soldats
bloquent les issues, allument des feux, alimentent la fumée toute la nuit.
Les récits
contemporains parlent de centaines, voire près d’un millier de morts. L’historien
Christian Pitois témoigne :
« Entendre les gémissements des hommes, des femmes, des enfants
; Voir les animaux et les humains entassés, asphyxiés, mêlés dans la même
agonie…Le matin, un spectacle hideux frappa les assaillants. »
Ce sont des civils.
Ce sont des familles. Ce sont des êtres humains conscients de
leur propre mort.
Une politique, pas un accident : Les enfumades ne sont ni ponctuelles
ni improvisées. On en recense plusieurs dizaines durant les années
1840–1850, notamment à Laghouat en 1852. Elles répondent à une doctrine
militaire assumée :
Faire mourir par suffocation les populations qui refusent la domination
coloniale.
Aujourd’hui,
de nombreux historiens — dont Sylvie Thénault, Olivier Le Cour Grandmaison,
Gilbert Meynier, Pierre Vidal-Naquet — qualifient ces enfumades de crimes de
guerre, voire de crimes contre l’humanité, au sens où elles visaient
l’extermination de groupes civils en tant que tels.
Une mémoire encore disputée : En 2023, l’avenue Bugeaud à Paris a
été débaptisée. Ce geste marque une reconnaissance timide mais essentielle : l’héritage
colonial ne peut plus être masqué sous des statues et des noms de rue.
Cependant,
les programmes scolaires abordent encore ce chapitre comme un « épisode » parmi
d’autres.
Or il ne s’agit pas d’un détail.
Il s’agit d’un crime fondateur de la présence française en Algérie.
Dire, nommer, reconnaître : Les enfumades ne sont pas qu’un fait
historique : elles sont une trace vive dans la mémoire algérienne, une
douleur transmise, une preuve que la colonisation n’a jamais été une « œuvre
civilisatrice », mais une entreprise de domination violente, structurée par le
racisme et la déshumanisation. Reconnaître
cela, ce n’est pas accuser les peuples, mais dévoiler les systèmes.
Ces actes ne sont pas des « bavures » : ils sont l’expression
du racisme colonial, d’une guerre visant autant les populations que les
combattants.
Aujourd’hui encore, la France hésite à nommer ces faits pour ce qu’ils sont : des
crimes contre l’humanité
A/Kader
Tahri / Chroniqueur engagé, observateur inquiet
« Il faut dire les choses comme elles sont, mais refuser qu’elles soient
comme ça. » https://kadertahri.blogspot.com/

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