Un attentat
antisémite est toujours un drame. Deux morts à Manchester, plusieurs blessés, un schéma typique d’un film d’action. Voilà
qui choque, bouleverse, indigne. Mais faut-il, sous couvert d’émotion, accepter
sans critique le récit qui nous est servi ? Faut-il se contenter de la version
officielle, qui érige l’acte d’un individu en preuve d’une guerre mondiale
contre les Juifs, et qui désigne d’avance les coupables collectifs : Palestiniens,
musulmans, manifestants, opposants ? Car derrière les pleurs légitimes, un
autre discours se glisse : celui qui amalgame, qui manipule et qui
instrumentalise.
L’amalgame comme méthode
On nous dit
: un Syrien armé attaque une synagogue, donc tous les Palestiniens, tous les
manifestants pro-Gaza, tous ceux qui critiquent Israël sont dans le même camp
que l’assassin. C’est l’art du raccourci. On juxtapose les faits hétérogènes –
un couteau sanglant à Manchester, une banderole à Downing Street, une chanson
radicale dans un concert pour créer l’impression d’une seule et même menace. Le
terrorisme devient une ombre gigantesque qui engloutit tout : la critique
politique, la solidarité, l’expression artistique.
Mais cette
logique est un piège. Elle transforme la lutte contre l’antisémitisme nécessaire,
urgente en arme de propagande pour museler toute contestation. Qui dénonce la
colonisation devient complice du terrorisme. Qui ose manifester devient
suspect.
Le double standard moral
Et pendant
ce temps, qui pleure les morts de Gaza ? Qui s’indigne des dizaines de victimes
quotidiennes, balayées comme un bruit de fond ? Les journaux s’enflamment pour
Manchester, mais se taisent devant Rafah. La hiérarchie des vies est claire :
un mort en Europe vaut mille morts palestiniens.
On parle
pudiquement de « déplacements » quand il s’agit de déportations massives. On
justifie les bombardements par la « sécurité d’Israël » quand il s’agit en
réalité de punition collective. Les habitants de Gaza vivent sous ultimatum,
sommés de fuir, de se soumettre, de disparaître. On les enferme dans un ghetto
moderne, et quiconque ose employer ce mot est aussitôt accusé de blasphème.
L’attentat,
lui, fait plus de bruit que les dizaines de morts, routiniers, du jour à Gaza.
Voilà la violence du double standard : l’horreur, d’un côté, mérite les pleurs
et les caméras ; l’horreur, de l’autre, est devenue invisible.
Le terrorisme, une arme politique
Non, il n’y
a pas aujourd’hui de « terrorisme palestinien » en Europe. Répéter
le contraire, c’est entretenir un mensonge utile. Car le terrorisme qui frappe les
villes n’est pas l’extension de la résistance palestinienne : il est le fruit
pourri des guerres impériales, des manipulations et des hypocrisies des
puissances occidentales et israéliennes.
Daech ne s’est pas auto-engendré dans un
désert abstrait. Il est né dans les décombres de Bagdad, après que les chars
américains ont pulvérisé l’Irak en 2003. Washington a dissous l’armée, humilié
des millions de sunnites, livré des territoires entiers au chaos. Dans ce
marécage, le salafisme armé a prospéré. Les États-Unis criaient « guerre contre
le terrorisme », mais en vérité ils en façonnaient le terreau.
Et quel
usage en ont-ils fait ensuite ?
Daech a
servi de prétexte à toutes les interventions militaires, de l’Irak à la Syrie,
de l’Afrique au Moyen-Orient. Chaque attentat devenait la preuve qu’il fallait
« rester », « bombarder », « sécuriser ». La peur était recyclée en stratégie :
un monstre utile pour justifier l’occupation perpétuelle.
Israël, de
son côté, n’a jamais perdu une occasion d’instrumentaliser cette menace. Qu’un
couteau frappe dans une synagogue en Europe, et voilà la propagande confortée :
les Juifs ne seraient nulle part en sécurité, sauf derrière les murs de l’État
hébreu. Qu’un kamikaze se fasse exploser à Mossoul ou à Raqqa, et aussitôt la
guerre de Gaza passe au second plan. Le spectre djihadiste efface la réalité
coloniale : l’annexion, les blocus, les expulsions.
Faut-il
rappeler que, dans les premières années de la guerre syrienne, plusieurs
factions affiliées à Al-Qaïda ont été soutenues, armées ou tolérées par les
Occidentaux et leurs alliés du Golfe ? Que les services de renseignement
savaient dès 2012 qu’un « État islamique » se préparait et ont laissé faire,
parce que ce chaos affaiblissait Damas et servait leurs calculs ? Les
terroristes d’hier étaient des « alliés » provisoires, recyclés en ennemis
absolus le lendemain. Le double jeu est permanent : fabriquer des monstres,
puis se poser en rempart contre eux.
Voilà la
vérité : le terrorisme n’est pas seulement combattu, il est utilisé. Utilisé
pour museler la contestation, pour criminaliser la solidarité avec la
Palestine, pour imposer en Europe un climat d’exception sécuritaire. Pendant
que les médias braquent leurs projecteurs sur Manchester, les bombes continuent
de pleuvoir sur Gaza dans un silence normalisé.
Ne pas céder à la peur
Il est trop
facile, après chaque attentat, de désigner les suspects habituels : musulmans,
Palestiniens, étrangers. Trop facile de criminaliser les manifestations et de
brandir l’accusation d’« antisémitisme » contre toute critique d’Israël. Trop
facile, enfin, d’oublier que la machine de guerre occidentale et israélienne
porte une responsabilité directe dans le chaos qui nourrit Daech et ses
avatars.
La peur est
une arme politique. Si nous acceptons que la douleur légitime des victimes
serve de prétexte à museler la critique, alors nous aurons perdu deux fois :
une fois face au terrorisme réel, une autre fois face à la propagande qui
prétend le combattre.
Le courage, aujourd’hui, n’est pas de répéter les slogans sécuritaires. Le courage est de dire : les morts de Manchester comptent, mais les morts de Gaza comptent aussi. Le terrorisme n’est pas une essence qui jaillit d’un peuple, c’est une arme façonnée, utilisée, recyclée par les puissants. Et l’antisémitisme, véritable, doit être combattu mais non pas instrumentalisé pour justifier l’injustice.
Conclusion : la lucidité comme devoir
Il y a eu,
au fil des années, tant de fausses alertes, de manipulations, d’attaques
simulées et d’opérations sous faux drapeau qu’il devient impossible d’aborder
le « terrorisme antisémite » sans prudence. Certaines attaques sont commises
par des déséquilibrés isolés, d’autres par de véritables organisations,
d’autres encore par des mains invisibles dont l’objectif est politique. Devant
ce brouillard, nous devons traiter chaque information avec la plus grande
distance critique.
L’arborescence,
elle, est simple : dans le cas rare d’une attaque intracommunautaire un membre
de la communauté juive contre une synagogue, on ne pourrait exclure ni
l’hypothèse d’un acte antisémite réel, ni celle d’une mise en scène sous faux
drapeau destinée à alimenter un récit. Dans tous les autres cas, on nous sert
le schéma habituel : un « loup solitaire » agissant pour une nébuleuse
islamiste. Mais même cette version n’est plus crédible sans examen. Car le
terrorisme ne vit pas en vase clos : il est instrumentalisé, recyclé, infiltré
par des réseaux étatiques et paraétatiques.
Daech, présenté comme l’ennemi absolu, a
été dès le départ toléré, financé ou détourné par des puissances régionales et
occidentales. Ses alliances fluctuantes – y compris avec des forces que l’on
disait combattre – sont connues de tous les analystes sérieux depuis 2011, même
si la presse mainstream continue de l’ignorer, car cela brise son narratif
binaire. Le Mossad et l’armée israélienne eux-mêmes ne viennent pas d’un néant
immaculé : leur histoire plonge dans des réseaux issus de la lutte armée
clandestine. Depuis le 7 octobre, et les failles sécuritaires spectaculaires
qui ont précédé l’attaque du Hamas, des voix israéliennes dénoncent publiquement
ces dysfonctionnements et ces complicités au sommet.
Ce constat
n’invite pas au complotisme facile ; il invite à la lucidité. À comprendre que,
face au terrorisme et à l’antisémitisme, l’émotion immédiate ne suffit pas. À
exiger des enquêtes, des preuves, une parole publique honnête. Et à ne jamais
oublier que la peur, dans les mains des puissants, est toujours une arme.
Kader Tahri
Chroniqueur engagé, observateur inquiet
« Il faut dire les choses comme elles sont, mais refuser qu’elles soient
comme ça. »

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