Chaque année, lorsque la France commémore les violences du 17 octobre 1961,
surgissent des voix pour en contester jusqu’à l’existence. On y voit dénoncés
un « mythe », une « légende militante », une « culpabilisation nationale ».
Récemment encore, un polémiste a repris cette rhétorique : selon lui, « aucun
massacre n’a eu lieu », il n’y aurait eu « qu’un mort français », et tout le
reste relèverait d’une manipulation du FLN relayée par les communistes et
l’intelligentsia universitaire. Cette posture, en apparence documentée, repose
pourtant sur une lecture profondément biaisée des sources et une méconnaissance
du travail historiographique conduit depuis trente ans.
Il importe ici non pas de répondre par l’indignation, mais par la méthode.
Car l’histoire du 17 octobre 1961 ne se réduit ni à des slogans, ni à des
simplifications. Elle s’appuie sur des faits établis, des archives ouvertes,
des enquêtes croisées et des travaux d’historiens français et étrangers. Et ces
faits, aujourd’hui, ne laissent guère de place au doute.
Le
contexte : une guerre d’Algérie qui se joue aussi en métropole
Nul ne
conteste que la guerre d’indépendance algérienne se soit étendue au territoire
français. Dès 1958, le FLN organise en métropole un réseau de collecte de
fonds, de propagande et de coercition sur la population algérienne. Ces réseaux
affrontent leurs rivaux du MNA, tandis que la police française mène une guerre souterraine
contre le FLN. Les attentats, les assassinats internes et les représailles sont
alors nombreux.
Mais ce
contexte ne saurait masquer une autre réalité : en 1961, le préfet de police de
Paris, Maurice Papon, met en place un couvre-feu racialisé visant
les seuls « Français musulmans d’Algérie ». Le 17 octobre, le FLN
appelle à une manifestation pacifique pour dénoncer cette mesure. Des milliers
d’hommes, de femmes et d’enfants défilent dans Paris, souvent vêtus de leurs
plus beaux habits, sans armes. La répression est immédiate et brutale : tirs,
coups, arrestations massives, noyades dans la Seine. Des centaines de personnes
sont arrêtées et entassées dans des lieux d’internement improvisés — le Palais
des Sports, le stade Coubertin, Vincennes.
Le rapport
Mandelkern : ce qu’il dit vraiment
Le polémiste
invoque le rapport Mandelkern (1998) pour prétendre qu’il aurait « fait
litière du mythe ». C’est faux. Ce rapport, commandé par le Premier
ministre Lionel Jospin, ne visait pas à déterminer un bilan définitif, mais à
inventorier les archives disponibles de la Préfecture de police et à établir ce
qu’elles contiennent ou non.
Le rapport
constate que les archives policières sont lacunaires, que beaucoup de
documents manquent ou ont été détruits, et qu’il est impossible de fixer un
chiffre exact des victimes. Il indique seulement qu’« au moins plusieurs
dizaines » d’Algériens ont été tuées. Mandelkern souligne par ailleurs les
dysfonctionnements de l’époque : la confusion dans les registres, l’absence de
suivi judiciaire, les contradictions dans les rapports internes.
Autrement
dit : loin de « réfuter » la thèse d’une répression sanglante, le
rapport Mandelkern confirme qu’un nombre significatif de morts est avéré
et que les sources policières doivent être lues avec prudence. C’est
précisément cette prudence que le polémiste oublie en les brandissant comme des
preuves absolues.
Les
sources : la police, la morgue, et leurs limites
Les
négationnistes invoquent les registres de l’Institut Médico-Légal (IML) pour
affirmer qu’aucun corps d’Algérien n’aurait été enregistré le 17 octobre. Or,
les historiens savent combien ces registres sont incomplets. Des dizaines de
corps ont été repêchés dans la Seine dans les jours et semaines suivantes,
parfois non identifiés, parfois enregistrés à d’autres dates, parfois
simplement disparus.
Les archives
de la police fluviale, longtemps fermées, montrent que plusieurs corps
ont été retrouvés dans le fleuve sans identification possible. Des témoins —
policiers, infirmiers, riverains — ont évoqué les scènes de noyade et les
violences. De nombreux témoignages concordent, notamment ceux recueillis par Jean-Luc
Einaudi dans La bataille de Paris (1991), confirmé par des documents
déclassifiés depuis. Même des policiers de l’époque, tel le commissaire Georges
Paponnet, ont reconnu les brutalités et les consignes de dissimulation.
En 1999,
lors du procès Papon, le tribunal administratif de Paris a jugé que la
répression du 17 octobre 1961 constituait « une faute lourde de l’État ». Cette
décision de justice suffit à contredire l’idée qu’il n’y aurait eu « qu’un mort
».
Les
travaux des historiens : convergences et divergences
Les
estimations du nombre de victimes varient selon les méthodes :
- Jean-Paul Brunet, historien de la police, après
étude critique, évoque « au moins une trentaine » de morts, chiffre déjà
sans précédent pour une opération de maintien de l’ordre à Paris.
- Jean-Luc Einaudi parle d’environ 200 morts,
certains assassinés dans les jours suivants.
- D’autres, comme Sylvie Thénault,
spécialiste de la guerre d’Algérie, soulignent que le nombre exact est
secondaire par rapport à la nature du fait : une répression d’État
contre une population civile non armée.
Ainsi, si
les chiffres diffèrent, la communauté scientifique converge sur l’essentiel :
il y a bien eu massacre, au sens historique du terme, c’est-à-dire usage
disproportionné et meurtrier de la force publique contre des manifestants
civils.
Le
sophisme de la symétrie : FLN vs. Police
L’auteur du
texte polémique s’efforce de rappeler les crimes du FLN en métropole. Ce rappel
est exact mais hors sujet. Oui, le FLN a assassiné des opposants et commis des
attentats. Mais la responsabilité d’un mouvement insurrectionnel n’efface pas
celle d’un État.
L’État, par
définition, détient le monopole de la violence légitime, mais cette légitimité
disparaît quand la force se transforme en violence arbitraire, hors du cadre
légal. Assimiler les crimes du FLN à la répression du 17 octobre revient à
confondre la criminalité d’une organisation clandestine et la responsabilité
d’un pouvoir républicain. C’est une fausse équivalence morale et juridique.
Les
démocraties se jugent à leur capacité à reconnaître leurs fautes, non à les
masquer derrière celles de leurs ennemis.
Le
poids des archives et la reconnaissance politique
Depuis les
années 1990, l’ouverture progressive des archives et la publication de nouveaux
témoignages ont consolidé la connaissance historique. En 2012, le président François
Hollande a reconnu que « le 17 octobre 1961, des Algériens qui
manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante
répression ». En 2021, Emmanuel Macron a qualifié ces faits de « crimes
inexcusables pour la République ».
Ces
déclarations ne sont pas des gestes de repentance mais des reconnaissances
de responsabilité fondées sur l’état de la recherche. Elles inscrivent cet
épisode dans la mémoire nationale, au même titre que les drames de Sétif,
Madagascar ou du métro Charonne (1962).
Les
universités françaises, loin d’être « une Corée du Nord mentale », comme le
prétend le polémiste, sont des lieux où la pluralité des sources et la critique
des biais documentaires font vivre l’histoire. Le 17 octobre 1961 est étudié,
débattu, contextualisé — jamais sanctifié, mais jamais nié.
Pourquoi
la négation persiste
Le déni du
17 octobre 1961 s’inscrit dans un mouvement plus large : la résistance d’une
partie de l’opinion à regarder en face la fin de l’empire colonial et la
violence de la décolonisation. En niant les faits, certains croient défendre
l’honneur de la France. En réalité, ils fragilisent son crédit moral. La
grandeur d’une nation ne se mesure pas à son infaillibilité mais à sa capacité
à affronter son histoire sans travestir les archives.
L’historien
ne travaille pas pour humilier mais pour comprendre. Dire que la police
française a tué, en octobre 1961, des dizaines d’Algériens désarmés, ce n’est
pas haïr la France : c’est affirmer que la République doit se juger à la
lumière de ses principes.
Conclusion
: l’histoire contre la propagande
L’auteur du
texte que nous avons lu croit combattre un « mythe ». En réalité, il en
fabrique un autre : celui d’une France toujours innocente, victime de complots
mémoriels. Mais les archives, les témoignages et la recherche montrent
l’inverse : le 17 octobre 1961 fut une répression d’État, conduite sous
les ordres du préfet Papon, qui coûta la vie à plusieurs dizaines d’Algériens.
Refuser de
le reconnaître, c’est tourner le dos à la vérité. L’histoire n’est pas un
tribunal de culpabilité éternelle, mais un exercice de lucidité. Et c’est en
regardant lucidement le 17 octobre 1961 que la France se montre fidèle à ce
qu’elle prétend être : une démocratie attachée à la vérité, même quand elle
dérange.
A/Kader Tahri
Chroniqueur engagé, observateur inquiet « Il faut dire les choses comme elles sont, mais refuser qu’elles soient comme ça. » https://kadertahri.blogspot.com/
Références
essentielles :
- Rapport Dieudonné Mandelkern, remis au Premier ministre
Lionel Jospin, 1998.
- Jean-Paul Brunet, Police
contre FLN. Le drame d’octobre 1961, Flammarion, 1999.
- Jean-Luc Einaudi, La
bataille de Paris, Seuil, 1991.
- Sylvie Thénault, Histoire de
la guerre d’indépendance algérienne, Flammarion, 2012.
- Discours officiels de François
Hollande (17 octobre 2012) et d’Emmanuel Macron (16 octobre 2021).
.jpg)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire