Sous couvert de lucidité, certains éditorialistes
d’extrême droite transforment la question sociale en guerre identitaire.
Derrière le discours sur le “servage moderne” et la “France défigurée”, se
cache une manipulation idéologique : faire des travailleurs immigrés les boucs
émissaires d’un système qu’ils subissent autant qu’ils le font tourner.
Quand la “lucidité” devient une arme politique
Le discours
se présente comme courageux, réaliste, presque moral : il “dit la vérité nue”
sur la France “mondialisée”, où les immigrés seraient à la fois
nécessaires et indésirables. Mais derrière cette posture de franchise, c’est
une rhétorique de la peur qui s’impose.
Les mots claquent — “servage moderne”, “féodalité postmoderne”, “désordre
migratoire” — pour dresser le tableau d’une nation déchue. Ce vocabulaire
dramatique vise à frapper les esprits, à fabriquer l’urgence et la colère, non
à éclairer le débat.
Eric Zemmour suite au
cambriolage du Louvre, le fondateur de Reconquête est aux anges : les fuyards
s'apprêtaient à partir pour l'Algérie. Seule ombre au tableau selon lui : on
les a retenus sur le territoire français.
Le texte se
conclut sur un appel à la régénération morale : “réapprendre à distinguer la
charité de la lâcheté, la justice de la complaisance, la fraternité de l’oubli
de soi”. En apparence, un éloge de la vertu ; en réalité, une confusion
morale soigneusement entretenue.
Derrière ce langage de la “vertu retrouvée”, l’extrême droite impose une justice
sans égalité et une fraternité sans altérité. Ce qu’elle nomme “oubli de soi”
n’est autre que la solidarité universelle, fondement même de la République.
L’idée d’un
“salut de la France” par le “retour à la vérité” d’un peuple “libre et maître
chez lui” relève moins d’un projet politique que d’un slogan identitaire.
Elle oppose une France pure, mythifiée, à une France réelle, diverse et
vivante. Ce fantasme d’un peuple “qui ne se renie pas” sert à exclure ceux dont
les origines ou les appartenances ne cadrent pas avec ce récit national
nostalgique.
Pourtant,
paradoxe souvent occulté, une part importante des sympathisants et électeurs
de l’extrême droite sont eux-mêmes issus de l’immigration.
Des Français d’origine maghrébine, portugaise, italienne ou polonaise adhèrent
aujourd’hui à ces discours de rejet, croyant y trouver une forme de
reconnaissance ou d’appartenance nationale. Ce phénomène ne relève pas de
l’ironie mais d’un drame social : le désenchantement républicain.
Quand la promesse d’égalité ne se concrétise pas, quand l’ascenseur social
reste bloqué, il devient tentant de chercher ailleurs un sentiment de fierté —
même dans un discours qui finit par vous exclure.
Ainsi, certains descendants d’immigrés intériorisent la rhétorique qui les
stigmatise, espérant s’en distinguer : c’est l’un des effets pervers les plus
saisissants du ressentiment national.
Ce discours
prétend restaurer la dignité, mais il réinstaure symboliquement un ordre
colonial : celui d’une France où les uns commandent et les autres servent,
où le “respect de ceux qu’on accueille, dans la mesure du possible” signifie en
réalité tolérance conditionnelle.
La hiérarchie implicite entre les “vrais Français” et les “tolérés” contredit
frontalement l’idéal républicain d’égalité. Elle déguise la peur en fierté, et
la méfiance en patriotisme.
Réapprendre
la fraternité, ce n’est pas dresser des murs autour de soi : c’est reconnaître
la pluralité de ce “nous” français, tissé de migrations, de luttes et de
métissages.
Le salut de la France ne viendra pas d’un repli nostalgique, mais d’une affirmation
lucide et apaisée d’une identité ouverte, consciente de sa diversité.
Car ceux qui prétendent “ne pas se renier” sont souvent les premiers à renier
ce qu’est réellement la France : une nation plurielle, fière, mais jamais
figée.
Un discours plein de contradictions
L’auteur
reconnaît que sans les travailleurs immigrés, l’économie française ne tiendrait
pas debout. Pourtant, il transforme cette réalité en menace.
On dénonce l’exploitation tout en refusant l’intégration, on critique la
dépendance tout en niant l’apport.
Cette contradiction révèle l’essence du discours d’extrême droite : faire de
l’immigré un problème, même lorsqu’il est la solution.
Au lieu d’analyser les mécanismes économiques de l’exploitation, le texte
préfère un récit identitaire : ce ne serait plus la logique du marché qu’il
faut combattre, mais “l’étranger”.
Le mythe du Français trahi
Autre
stratégie bien connue : le renversement victimaire.
Le Français “de souche” serait marginalisé, culpabilisé, pendant que les
immigrés bénéficieraient d’une compassion d’État.
L’antiracisme devient alors, selon l’auteur, une “religion officielle”
qui interdit toute critique.
Ce renversement rhétorique permet de présenter la parole raciste comme une
vérité courageuse — une posture commode pour masquer un discours de domination.
L’objectif est clair : délégitimer la lutte contre les discriminations
en la réduisant à une hypocrisie morale.
Les vraies causes passées sous silence
Dans cette
vision du monde, les causes structurelles disparaissent.
Pas un mot sur la précarisation du travail, les politiques migratoires
restrictives, les discriminations systémiques, ou les effets du capitalisme
globalisé.
Tout est ramené à une opposition binaire : “eux” contre “nous”.
Ce glissement du social vers l’identitaire permet d’évacuer la responsabilité
politique et économique réelle, celle qui exploite autant les Français
précaires que les travailleurs venus d’ailleurs.
La République défigurée par ceux qui prétendent la
défendre
L’auteur
invoque sans cesse la République, la fraternité, la dignité du travail.
Mais ces mots, sous sa plume, sont dévoyés.
Une République qui hiérarchise les citoyens selon leurs origines, une
fraternité qui exclut, une dignité réservée à certains, ne sont plus
républicaines.
C’est là le paradoxe : au nom de la France, on trahit ce qui la fonde.
Lucidité ou lâcheté morale ?
Oui, la
France traverse une crise sociale et identitaire. Mais la réponse ne viendra
pas du repli ni du mépris.
Être lucide, c’est reconnaître les injustices structurelles ; être lâche, c’est
les transformer en peur de l’autre.
La “lucidité” prônée par ces textes n’est qu’un autre nom de la haine
maquillée en clairvoyance.
La véritable
force républicaine ne consiste pas à désigner un ennemi, mais à refuser le
mensonge.
Ce n’est pas la diversité qui fragmente la France, mais l’injustice.
Conclusion : la République ou le ressentiment
L’article
d’extrême droite prétend défendre la dignité et la liberté, mais il ne fait que
nourrir le ressentiment.
Les travailleurs immigrés ne sont pas les fossoyeurs de la France, ils en sont
les bâtisseurs invisibles.
Et si la République veut “vivre debout”, comme le dit l’auteur, elle ne le fera
pas contre eux — mais avec eux, dans l’égalité, la justice et la vérité.
A/Kader Tahri / Chroniqueur engagé, observateur inquiet
« Il faut dire les choses comme elles sont, mais refuser qu’elles soient
comme ça. » https://kadertahri.blogspot.com/

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