Avant-propos
Dans la
rumeur des dunes et le souffle chaud du vent du Sud, le Chi’r el Melhoun
s’élève comme un chant sacré.
Né des profondeurs du désert, il est la parole du peuple bédouin, celle qui se
transmet par le cœur avant les lèvres, qui parle d’amour comme on parle de Dieu
— avec humilité, ferveur et pudeur.
Dans ce chant de sable et de mémoire, se reflète l’âme d’une Algérie à la fois
fière et blessée, éternelle et mouvante.
Le Melhoun,
c’est la poésie de la poussière et du parfum, du souvenir et de la promesse. Il
est l’écho d’un monde où la parole guérit, où la musique console, où la beauté
sauve. Et au cœur de cette tradition, un nom résonne comme un secret : Bakhta.
Muse, amante, étoile, elle fut l’incandescence d’un poète et la blessure d’un
homme : Cheikh Abdelkader El Khaldi.
La naissance d’un chant
Les poètes
du Chi’r el Melhoun ont façonné une langue entre la terre et le ciel.
Lakhdar Benkhlouf, Sidi de la poésie du XVIᵉ siècle, posa les premières pierres
de ce temple lyrique. Puis vinrent Cheikh Mostefa Ben Brahim, Larbi Ben
Hammadi, Boumedienne Bensahla, El Mokrania, El Khaldi... Autant de voix qui,
dans le murmure du oud et du guembri, ont célébré l’amour, la foi, la perte et
la patience.
Le Melhoun
naquit du désert, mais grandit dans la ville. Les artisans, dans la pénombre de
leurs ateliers, chantaient ces poèmes pour alléger la fatigue, pour tisser, au
rythme du métier, la trame invisible du rêve.
Ainsi, la poésie devint un abri contre la dureté du monde, une forme de paix,
un acte de résistance.
El Khaldi : le poète du feu intérieur
Abdelkader
El Khaldi était un homme d’apparence simple, mais de regard habité.
Fonctionnaire discret, il portait le burnous avec cette noblesse silencieuse
des poètes qui vivent plus dans leur âme que dans le monde. Son français était
soigné, son parler mesuré, sa sensibilité à fleur de peau.
Son Chi’r el Melhoun fut celui de l’émotion pure, d’une poésie
populaire, certes, mais d’une élégance raffinée et d’une gravité presque
mystique.
Il chanta
l’Émir Abdelkader, la patrie, la liberté, mais surtout — il chanta Bakhta,
cette femme simple et lumineuse qui devint sa muse, sa douleur, son mythe.
Bakhta : la révélation de l’amour
C’était à
Tiaret, un soir de fête.
El Khaldi, invité à animer un mariage, fit vibrer l’assemblée de sa voix chaude
et mélancolique. Dans la foule, une femme l’écoutait, le cœur suspendu. C’était
Bakhta.
Quand le poète eut quitté les lieux, elle sentit en elle un vide, une brûlure.
Le lendemain, portée par une impulsion irrépressible, elle prit le train pour
Mascara.
Ainsi naquit l’un des plus beaux récits d’amour de la poésie algérienne : une
passion douce et interdite, nourrie de distance et de désir, de lettres et de
larmes, de mots et de silence.
De cette
rencontre, El Khaldi tira plus d’une soixantaine de poèmes. Chacun d’eux est
une offrande, un souffle, un cri.
Dans “Ari ‘alik”, le poète implore :
« ʾAri ʿalik, ô Bakhta, honte à toi si tu me
rejettes !
Tu es la cause de mon mal et son remède,
Toi seule détiens la clé de ma guérison.
Ta beauté fait pâlir les astres,
Et ton nom seul allume mes veilles. »
Dans ce
poème, la ferveur amoureuse atteint une intensité presque mystique. L’amour
n’est plus ici un plaisir, mais une ascèse : le feu qui consume le poète et
l’élève à la pureté du verbe.
L’amour comme épreuve et lumière
Leur
relation suscita la jalousie, la désapprobation, parfois même la haine. Les
proches de Bakhta voulurent y mettre fin.
Mais El Khaldi, tel un pèlerin du sentiment, poursuivit inlassablement la route
entre Mascara et Tiaret. « Aâyatni had trigg », disait-il — cette
route m’a épuisé.
Dans “Hawlou
galbi”, il confie la douleur de la séparation :
« Mon cœur
est blessé,
Les nouvelles m’ont meurtri,
Et les larmes, sans prévenir, ont envahi mon visage.
J’ai vu un nom que j’aime
Et j’ai senti la fièvre du souvenir. »
Ce poème est
un cri de tendresse et de résignation. Le poète y pleure sans faiblesse, car il
sait que toute passion véritable est un combat.
Il écrit pour survivre à l’absence, pour donner à la douleur un sens. Son amour
pour Bakhta devient alors une offrande à Dieu, une prière ardente — ya
layl, ya sabr, ya qalbi!
La poésie, mémoire et ascension
Le Chi’r
el Melhoun n’est pas seulement un art, c’est une mémoire.
Le poète y est à la fois chroniqueur, mystique et témoin. Il dit les faits de
sa tribu, les blessures de son peuple, les rêves de la nation.
Chez El Khaldi, la poésie se fait flambeau. Il est le gardien de la sagesse
populaire, celui qui rappelle que l’amour et la dignité sont les deux piliers
de toute humanité.
Ainsi, à
travers Bakhta, il chante la femme, mais aussi la patrie.
Il exalte la beauté, mais célèbre aussi la résistance de l’âme.
Dans cette double lumière — celle de l’amour et de la liberté — se dessine
l’apothéose du Chi’r el Melhoun.
Bakhta ou la lumière du désert
Bakhta
n’était pas une princesse ni une courtisane. Elle était simplement femme,
vivante, ardente, de celles que la poésie rend éternelles.
Pour El Khaldi, elle fut à la fois refuge et tempête, douceur et foudre.
Elle incarne cette part de l’invisible que chaque poète tente de saisir — la
beauté qui échappe, l’amour qui élève, la douleur qui éclaire.
« Ô Bakhta, tu as sculpté dans mon cœur l’amour
éternel,
Fort comme au premier jour,
Qui ne s’éteindra jamais. »
Par ces
mots, le poète inscrit son amour dans la durée du sacré. Il fait de la passion
un lieu de mémoire, de la blessure un acte de foi.
Conclusion : l’éternité du verbe
Le Chi’r
el Melhoun est plus qu’un chant : c’est un souffle.
Il est la prière du peuple, la mémoire du désert, le miroir de l’âme.
À travers El Khaldi et sa muse Bakhta, cette poésie atteint son sommet — celui
où le sentiment humain devient un hymne universel, où l’amour devient sagesse,
et où la parole devient héritage.
Bakhta, dans
son éclat de femme aimée, a transcendé la mort et le temps.
Elle demeure dans la mémoire du peuple, comme une source d’inspiration et de
tendresse.
Préserver le
Chi’r el Melhoun, c’est donc veiller sur cette flamme fragile qui
éclaire encore nos cœurs.
C’est dire au monde que la beauté, même souffrante, demeure une forme de
liberté.
Et qu’au bout du désert, toujours, une voix continue de chanter :
“Ya Bakhta…
ya nour el qalb…”
— Ô Bakhta, lumière du cœur.
Note d’auteur Texte réécrit et revisité par A/Kader Tahri dans un esprit poético-académique empreint de sincérité, de mémoire et d’amour, pour rendre hommage à Cheikh Abdelkader El Khaldi, à sa muse Bakhta et à l’immortalité du Chi’r el Melhoun — patrimoine vivant de l’âme algérienne.
A/Kader Tahri / Chroniqueur engagé, observateur inquiet
« Il faut dire les choses comme elles sont, mais refuser qu’elles soient
comme ça. » https://kadertahri.blogspot.com/
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