Le 14 août 2025, l’hebdomadaire Le Point a
publié un dossier intitulé « Les Kabyles. Un peuple debout ». Ce
dossier, qui prétend mettre en lumière la singularité kabyle, s’inscrit en
réalité dans une longue rhétorique coloniale qui oppose artificiellement «
Arabes » et « Kabyles ». Ce n’est pas un hommage à la diversité algérienne,
mais une opération idéologique visant à réhabiliter, en filigrane, le prétendu
rôle « positif » de la colonisation française.
Dès le XIXe
siècle, l’administration coloniale avait inventé le mythe de « l’exception
kabyle » : un peuple supposément plus « civilisé », plus « proche de l’Europe »
et donc plus « assimilable », contrairement aux « Arabes » décrits comme
fanatiques et incorrigiblement musulmans. Cette construction avait un but
précis : diviser pour régner. Aujourd’hui, certains médias français, et
quelques voix algériennes complaisantes, recyclent ces fables coloniales pour
nourrir un discours néocolonial adapté aux obsessions actuelles : islamophobie,
rejet de l’immigration et nostalgie de l’Algérie française.
Le recyclage d’un imaginaire colonial
Le dossier
du Point reprend une opposition simpliste : d’un côté, les Kabyles,
peuple « autochtone » et éternellement rebelle ; de l’autre, les Arabes,
présentés comme des occupants venus de l’extérieur. Cette grille de lecture
essentialiste repose sur deux contre-vérités.
D’abord,
elle nie le fait que l’identité algérienne est le fruit de siècles de
circulations, de métissages et d’intégrations multiples. Amazighité et arabité
ne sont pas deux blocs séparés, mais deux dimensions d’un même espace culturel
nourri par l’islam, l’arabité et l’histoire méditerranéenne. Ensuite, elle
laisse entendre que la colonisation française n’aurait pas été une entreprise
criminelle, mais une « mise en ordre » dans un pays divisé. Derrière des
expressions comme « l’identité kabyle face au pouvoir central d’Alger »,
se cache une thèse dangereuse : la France n’aurait pas détruit, mais construit
l’Algérie.
Des « informateurs indigènes » devenus déformateurs
complaisants
Le plus
frappant est de voir certains intellectuels algériens, comme Kamel Daoud ou
Saïd Sadi, se faire les relais de ce discours. Présentés en France comme des «
voix courageuses », leurs propos reprennent souvent les mantras
néoconservateurs français : l’idée que « l’arabité » serait une colonisation,
que l’islam serait un obstacle à la modernité, que la gauche française aurait
toujours été complice des « islamistes ».
· Ces discours ne sont pas anodins. Ils servent à légitimer une lecture réactionnaire de l’histoire et à offrir aux médias français des « témoins locaux » qui confirment leurs obsessions. Mais loin d’ouvrir un espace démocratique, ils brouillent la réalité des luttes sociales et politiques en Algérie. Ils occultent le combat mené par des millions d’Algériens depuis le Hirak de 2019, qui réclament une véritable démocratie et non un retour aux mythes coloniaux.
Le mépris de la recherche historique
Les thèses
développées dans le dossier du Point ne résistent pas à l’épreuve des
travaux universitaires récents sur l’histoire de l’Algérie et du Maghreb :
- Le mot « berbère » est une
construction médiévale, forgée par des auteurs arabes extérieurs pour
classifier des populations (Stéphanie Guédon, Juba II. L’Afrique au
défi de Rome, 2025).
- L’islam et la langue arabe se
sont diffusés non pas par effacement des cultures locales, mais par des
dynamiques complexes où les élites amazighes ont joué un rôle central
(Mehdi Ghouirgate, Les Empires berbères, 2024).
- La Kabylie, loin d’être isolée,
a toujours été en interaction avec la pluralité culturelle et politique de
l’Algérie moderne (Yassine Temlali, Genèse de la Kabylie, 2015).
- Les parlers amazighs ont
longtemps été transcrits en lettres arabes, preuve de la circulation
culturelle (EHESS, L’orientalisme en train de se faire, 2024).
Ignorer ces
acquis pour leur substituer des slogans identitaires, c’est refuser le savoir
au profit de la propagande.
Quand l’identité masque le racisme
La
focalisation sur le « mythe kabyle » permet aussi de détourner l’attention des
réalités actuelles : l’autoritarisme qui étouffe la vie politique algérienne,
mais aussi le racisme et l’islamophobie qui frappent les Algériens en France.
En juin
2024, Amar Slimani, jeune homme originaire de Bejaïa, a été abattu de six
balles par un policier à Bobigny. Qualifié de « squatteur » et de « SDF » par
une certaine presse française, sa mort a été recouverte par le silence.
Où étaient
alors les grandes plumes mobilisées pour célébrer « la fierté kabyle » ?
Ce crime
raciste, pourtant flagrant, a été occulté, parce qu’il contredit la mise en
scène folklorique d’un « peuple kabyle » instrumentalisé à des fins
idéologiques.
Pour une autre lecture de l’histoire algérienne
L’avenir de
l’Algérie ne se joue pas dans la quête d’ancêtres mythifiés ni dans la
répétition de récits coloniaux. Ce dont ce pays a besoin, ce n’est pas d’un
retour aux « racines » figées, mais d’un projet citoyen et démocratique qui
transcende les clivages fabriqués.
Amazighité
et arabité ne sont pas deux essences en conflit : elles forment les pôles d’un
même espace civilisationnel façonné par des siècles de circulation. L’histoire
de l’Algérie, comme celle de toute société vivante, est faite de relations, de
métissages, de tensions et d’apports multiples.
C’est en
assumant cette pluralité et en inscrivant la mémoire coloniale dans sa vérité –
une histoire de domination, de violence et de résistance – que l’on peut
dépasser les manipulations idéologiques.
Conclusion : déconstruire les mythes, construire la
citoyenneté
Le dossier
du Point prétend donner la parole à un « peuple debout ». En
réalité, il recycle les poncifs coloniaux et offre une tribune à des
déformateurs qui confortent les récits néoconservateurs français. Loin de
servir la cause démocratique en Algérie, il renforce les fractures et les
stéréotypes.
Contre cette
vision binaire et essentialiste, il faut rappeler une évidence : l’Algérie
n’est pas le produit de deux « races » ennemies, mais une société riche de sa
pluralité. Son avenir dépend non pas de l’exaltation de mythes identitaires,
mais de la conquête de droits, de libertés et de justice sociale.
Le colonialisme nous a laissé un poison : le mythe identitaire. Kabyles
contre Arabes, héritiers de Massinissa contre descendants des conquérants, tout
cela n’est que mensonge pour nous diviser. Notre vérité est ailleurs : nous
sommes un peuple forgé dans la pluralité, dans l’histoire et dans la lutte.
Nous ne sommes pas des fragments opposés. Nous sommes un tout. Nous sommes une
voix. Nous sommes une nation. Nous sommes ALGÉRIENS.
Kader Tahri
Chroniqueur engagé, observateur inquiet
« Il faut dire les choses comme elles sont, mais refuser qu’elles soient
comme ça. »

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