par Huda
Skaik,— Ville de Gaza
Je parle
d’ici, du cœur même de la ville de Gaza. Ce n’est pas seulement un endroit sur
une carte : c’est un corps collectif fait de rues, de voix, de mosquées, de
cafés, d’oliviers et d’histoires. Quand ces lieux sont détruits, ce n’est pas
seulement de la pierre qui tombe — c’est la mémoire, l’identité et l’existence
d’un peuple qui sont visées.
Le 29
janvier 2024 reste gravé en moi comme l’un de ces instants où le monde cesse
d’obéir à toute logique humaine. Pendant neuf jours, ma famille et moi sommes restés
enfermés. Des chars entouraient le quartier d’Al-Rimal et la zone d’Al-Jawazat
; des bulldozers creusaient et piétinaient les artères de notre vie quotidienne
; des hélicoptères vrombissaient sans répit au-dessus de nos têtes. Des soldats
ont fouillé notre maison, ont contraint mon père, mon frère, mon oncle et mes
cousins à marcher les yeux bandés, les mains liées — puis ils ont fait sauter
notre toit. Ce ne sont pas des incidents isolés : ce sont des opérations qui
obéissent à une logique de dévastation systématique.
Quand
j’observe la stratégie en cours, je n’y vois pas seulement une opération
militaire ponctuelle, mais un projet plus large : le déplacement forcé et
l’effacement progressif d’un peuple. L’occupation, dans sa forme la plus
brutale, ne se limite pas à la présence de soldats. Elle vise à rendre la terre
inhabitable — à brûler les maisons, déraciner les arbres, raser les lieux de
socialité et réduire au silence les institutions (les écoles, les hôpitaux, les
lieux de culte) qui font d’une population une société. Cette logique
d’effacement possède une dimension matérielle — la destruction
d’infrastructures — et une dimension symbolique : la négation des récits et des
vies qui ont façonné ces lieux.
Les ordres
d’évacuation répétés, les corridors forcés vers le sud, les zones dites
«humanitaires» surpeuplées et sous-approvisionnées : tout cela forme un
mécanisme connu et redouté. Historiquement, le déplacement forcé fonctionne
selon un schéma qui isole, fragilise et disperse les communautés jusqu’à rendre
leur retour improbable — voire impossible. Le terme même de Nakba, que mes
grands-parents ont vécu en 1948, nous rappelle que le déplacement peut se
transformer en dépossession définitive lorsque les exilés meurent sans retour
et que leurs clefs restent accrochées au passé.
Dire
«génocide», comme je l’ai fait et comme beaucoup le font ici, n’est pas un
simple choix rhétorique : c’est la tentative de nommer l’ampleur d’une
politique qui combine bombardements aveugles, attaques sur les services essentiels
(hôpitaux, approvisionnement en eau, abris), et expulsions massives. Nommer,
c’est aussi exiger que la communauté internationale entende la logique de
destruction systématique et prenne en compte non seulement les morts immédiates
mais aussi l’éradication progressive d’un tissu social.
Les récits
individuels révèlent la conséquence humaine — un enfant épuisé qui s’endort sur
l’une des rares possessions qu’il a pu emporter, des familles qui marchent la
nuit, des personnes âgées écrasées par la fatigue — mais ils signalent aussi un
phénomène collectif : la dépossession de l’histoire et de l’espace. Quand la
mer, les marchés et les mosquées ne sont plus que décombres, que restera-t-il
pour raconter qui nous étions ? C’est cette annihilation de la continuité qui
m’effraie le plus.
Vivre sous
la menace constante d’un déplacement définitif transforme la temporalité
individuelle et collective. Nous apprenons à « vivre comme si c’était le
dernier jour » — boire notre café, observer le coucher du soleil, échanger des
regards comme autant d’adieux préemptifs. Mais ce n’est pas seulement une façon
de faire face : c’est la preuve d’une violence qui vole l’horizon politique et
empêche l’espoir de se recomposer en projet. Lorsque l’avenir est arraché, la
résistance et la dignité prennent une forme précaire : la persistance à
exister, à nommer, à témoigner.
L’expérience
vécue en novembre 2023, lorsque les chars sont entrés à Rimal, et les frappes
qui ont visé Al-Shati ou les abords des hôpitaux Al-Shifa et Al-Quds, illustrent
la violence répétée et sa capacité à frapper les espaces censés protéger la
vie. Que des ordres d’évacuation aient été suivis par des frappes meurtrières
montre l’ambiguïté meurtrière des «protections» promises et la mise en scène
d’un déplacement qui n’offre aucune sécurité réelle.
Derrière ces
stratégies militaires se dessinent des conséquences durables : la perte des
racines matérielles (maisons, terres, arbres) et immatérielles (mémoire,
relations, habitudes). Les tentes dans lesquelles certains d’entre nous ont
déjà vécu après la Nakba sont un rappel brutal que l’exil peut devenir une
condition transmise de génération en génération. Vivre dans une tente, encore
une fois, ce n’est pas seulement affronter le froid ou la chaleur — c’est
perdre un espace intime où se construisent la dignité et la réminiscence
familiale.
Pourtant,
malgré la peur et la destruction, il y a une résistance qui n’est pas seulement
armée : c’est la résistance de la mémoire, du récit, du reportage. En tant que
journaliste, écrire et documenter est une façon de défier l’effacement. Mon
attachement à Gaza n’est pas un simple ancrage géographique ; il est moral et
politique : rester, témoigner et appeler à la reconnaissance de notre droit à
exister comme peuple.
Je ne peux
prédire l’issue. Je refuse cependant de céder au silence qui accompagne souvent
l’éviction : si nous mourons, que ce soit en portant encore le nom de nos
maisons et de nos rues. Si nous sommes expulsés, que l’on sache qu’il ne s’agit
pas d’un «départ», mais d’un exil forcé. Nous resterons attachés à Gaza dans
nos paroles, nos souvenirs et nos récits — même si l’ennemi croit nous réduire
au silence, nos vies et nos voix persistent à témoigner.
Enfin, il
faut insister sur une vérité simple mais essentielle : la paix n’est pas
impossible. Refuser l’horizon de la paix, c’est choisir la perpétuation de la
guerre et de la violence. L’histoire montre des réconciliations inattendues
entre anciens ennemis — elles exigent cependant des décisions politiques
courageuses, la reconnaissance des injustices passées et un engagement pour la
justice. Tant que ces conditions manqueront, la violence pourra reprendre ;
mais tant que nous parlerons, nous aurons la possibilité d’ouvrir des chemins
différents.
Je signe ces
lignes depuis Al-Rimal. Si demain je ne peux plus les réécrire, que ces mots
portent la trace de notre présence et l’accusation claire d’un processus qui ne
détruit pas seulement des maisons, mais
Kader Tahri
Chroniqueur engagé, observateur inquiet
« Il faut dire les choses comme elles sont, mais refuser qu’elles soient
comme ça. »

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