Introduction : un concept piégé
Depuis
quelques décennies, l’expression « civilisation judéo-chrétienne » est
régulièrement mobilisée dans les discours politiques, médiatiques et
académiques. Elle est souvent présentée comme le socle identitaire de
l’Occident, en opposition à d’autres univers culturels et religieux, en
particulier l’islam. Pourtant, cette formule, popularisée après la Seconde
Guerre mondiale, relève moins de l’histoire réelle que de la stratégie
idéologique. Comme le souligne Sophie Bessis dans La civilisation
judéo-chrétienne : Anatomie d’une imposture, il s’agit d’un concept
artificiel, forgé pour redessiner les alliances politiques et reconstruire une
mémoire collective européenne amputée de ses contradictions.
Une
invention récente sans fondement historique
- Une fiction après 1945 : pendant des siècles,
l’Europe chrétienne s’est définie contre le judaïsme, marqué par
l’exclusion, les ghettos, les persécutions et finalement la Shoah. Parler
de continuité « judéo-chrétienne » est donc historiquement faux.
- La récupération politique : après la Shoah, l’Occident,
coupable de persécutions antisémites, a intégré le judaïsme à son récit
identitaire pour effacer la culpabilité et légitimer son soutien à la
création d’Israël.
- Une construction idéologique : le terme ne reflète pas une
réalité culturelle partagée mais une recomposition stratégique. Il s’agit
de dire : « Nous, Occidentaux, avons un patrimoine commun face aux autres
civilisations ».
Une notion saturée d’idéologie
- Un instrument de séparation : en érigeant une «
civilisation judéo-chrétienne », on dresse une frontière symbolique entre
un « nous » (Occident) et un « eux » (islam, Orient, Afrique).
- Un outil de mobilisation
politique :
Israël, par la voix de ses dirigeants, a revendiqué ce rôle de « bastion
avancé de l’Europe » contre le monde musulman, renforçant l’illusion d’un
bloc homogène.
- Une légitimation des conflits : en opposant cette prétendue
civilisation à « la barbarie », on justifie les interventions militaires,
les discriminations et les politiques de fermeture face à l’altérité.
L’oubli des
apports de l’islam et des circulations culturelles
- Un héritage partagé : l’islam n’est pas extérieur
à la matrice culturelle européenne. Le Coran reconnaît Abraham, Marie, et
s’inscrit dans la continuité des traditions bibliques.
- La transmission intellectuelle : la philosophie et les
sciences arabes et andalouses (Averroès, médecine, mathématiques) ont
profondément marqué les universités européennes.
- Un récit tronqué : en réduisant l’Europe à une
matrice « judéo-chrétienne », on occulte volontairement ces apports, ainsi
que les alliances historiques (François Ier avec Soliman, par exemple).
Les ambiguïtés contemporaines
- Confusion entre juifs et
Israéliens : en
identifiant judaïsme et politique israélienne, on fait porter à tous les
juifs la responsabilité des choix d’un État.
- Le danger de la pensée binaire : cette grille de lecture
oppose des blocs figés (« Occident » vs « Islam ») alors que l’histoire
est faite d’échanges, de métissages et d’hybridations.
- Une instrumentalisation
identitaire : la
formule sert souvent à nourrir des discours populistes et islamophobes en
Europe, en niant la pluralité des appartenances.
Conclusion : vers une vision plurielle de la
civilisation
L’expression
« civilisation judéo-chrétienne » n’est pas seulement une approximation
: c’est une imposture historique et politique. Elle masque les persécutions
séculaires, occulte les apports de l’islam et fige les identités dans un
affrontement artificiel.
Une approche objective doit reconnaître que l’Europe est le produit d’une
pluralité d’héritages : gréco-latin, chrétien, juif, musulman, africain,
oriental. Parler de civilisation, ce n’est pas ériger des frontières mais
reconnaître les circulations, les conflits et les métissages qui composent
l’histoire humaine.
Kader Tahri
Chroniqueur engagé, observateur inquiet
« Il faut dire les choses comme elles sont, mais refuser qu’elles soient comme
ça. »
https://kadertahri.blogspot.com/
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