Derrière la
formule-choc, une manipulation historique. Bien avant 1830, des royaumes
numides à la Régence d’Alger, le territoire algérien avait déjà des
institutions, une diplomatie et une identité politique. Ni invention française,
ni simple prolongement ottoman : l’Algérie a une profondeur historique que les
polémiques politiques occultent. Quand l’histoire devient un champ de bataille idéologique, les faits
doivent rappeler leur droit. Pourquoi alors entretenir le mythe d’une «
création française
Une polémique
récurrente : « L’Algérie n’existait pas avant la
colonisation française » : la phrase, prononcée ou insinuée par divers
responsables et polémistes, revient avec une régularité qui en dit long sur
l’état du débat franco-algérien. Loin d’être un simple rappel académique, cette
affirmation condense à elle seule un ensemble de contradictions : elle nie une
histoire plurimillénaire, elle entretient un récit colonial édulcoré, et elle
instrumentalise la mémoire à des fins politiques.
Derrière ces
mots, ce n’est pas seulement l’Algérie qui est visée, mais aussi la capacité de
nos sociétés à regarder leur passé en face. Or, le déni, qu’il soit français ou
algérien, n’apporte rien : il enferme deux nations dans un face-à-face stérile,
nourri de malentendus, d’amertume et de manipulations.
Cet essai
propose de revisiter la question : qu’y avait-il avant 1830 ? Que révèle le
retour obsessionnel de ce débat ? Et comment l’instrumentalisation mémorielle
paralyse aujourd’hui toute relation sereine entre les deux rives de la
Méditerranée ?
L’Algérie
avant 1830 : une réalité historique : Contrairement à ce que laisse entendre la formule choc, l’Algérie n’est pas
née de la conquête française. Le territoire a connu plusieurs formes d’organisation
politique, attestées par des sources numismatiques, diplomatiques et
institutionnelles.
- L’époque numide (IIIᵉ – Iᵉ
siècle av. J.-C.) : Sous Massinissa et Jugurtha, les royaumes
numides constituent de véritables États. Ils frappent leur propre monnaie,
mènent des guerres reconnues par Rome, et signent des traités d’alliance.
La monnaie à l’effigie des souverains est une preuve irréfutable d’un
pouvoir souverain.
- La Régence d’Alger (XVIᵉ – XIXᵉ
siècles) : Sous
tutelle ottomane mais largement autonome, la Régence disposait de sa
propre administration, de sa flotte, et surtout d’une diplomatie active.
En 1795, elle signe un traité avec les États-Unis, puissance naissante.
Elle entretient des relations avec la France et la Grande-Bretagne. Sa monnaie
(le Mazouna) circule dans la région.
Ces éléments
attestent que l’Algérie, bien avant 1830, possédait les caractéristiques d’une
entité politique souveraine. Certes, la forme moderne de l’État-nation
n’existait pas encore — mais c’était aussi le cas de la France avant la
Révolution.
La
colonisation : rupture et dépossession : La conquête française ne crée pas l’Algérie, elle la brise. Alors que la
Régence aurait pu, à l’instar d’autres provinces ottomanes, évoluer vers une
autonomie accrue, le processus est stoppé net.
- Les élites locales sont
expropriées ou contraintes à l’exil.
- Les grandes terres agricoles,
souvent détenues par des tribus berbères, sont confisquées et
redistribuées aux colons.
- Ces colons, souvent d’origine
modeste — Espagnols, Italiens, parfois repris de justice —, bénéficient
d’un système qui les hisse au-dessus de la population indigène.
La
colonisation française ne se contente pas de dominer : elle déstructure. Elle
remplace un système politique par un autre, importé et imposé, au prix de 132
ans de domination, de révoltes étouffées dans le sang, et d’une mémoire
durablement traumatisée.
Le double
déni : la France et l’Algérie face à leur mémoire : Si la polémique revient si souvent, c’est qu’elle
arrange les deux pays.
- En France, le récit officiel minimise la
brutalité coloniale. Les massacres, les pillages et les spoliations sont
souvent passés sous silence au profit d’un mythe républicain qui aurait «
apporté l’école et les routes ». Parler d’une Algérie « créée » par la
France permet de transformer une entreprise de domination en geste de
générosité.
- En Algérie, le pouvoir instrumentalise le
traumatisme colonial pour étouffer toute critique interne. Le nationalisme
rigide se nourrit d’un récit où la France incarne le mal absolu, ce qui
évite de poser des questions gênantes sur la gouvernance actuelle, la
corruption ou l’autoritarisme.
Ce double
déni enferme les deux nations dans une relation toxique : la France refuse
d’assumer son passé, l’Algérie refuse de dépasser le sien.
Quand les
dirigeants confondent histoire et politique : Le problème est aggravé par l’attitude des
responsables politiques français. Comment accorder du crédit à un président qui
multiplie maladresses et contradictions ? L’affaire Pegasus, où son téléphone
est espionné par le Maroc, n’a donné lieu à aucune réaction diplomatique à la
hauteur. Ses approximations sur l’Europe — se proclamant « président de
l’Europe » au lieu du Conseil européen — témoignent d’une méconnaissance
inquiétante.
Dans ce contexte, ses déclarations sur l’Algérie ne relèvent pas de la recherche historique, mais d’un calcul électoral : flatter une partie de l’opinion en exploitant les blessures coloniales. C’est une instrumentalisation de plus, qui ne fait qu’aggraver les tensions.
Le rôle délétère
des médias et du populisme : Les médias participent à cette mécanique. L’Algérie est un sujet commode :
il fait vendre. Les titres racoleurs attirent l’audience, les commentaires
haineux génèrent des clics, et l’algorithme récompense la polémique.
Résultat :
les voix modérées disparaissent, les discours extrêmes dominent. Les Algériens
et les musulmans servent de miroir grossissant aux obsessions françaises. La
haine devient un produit médiatique, une matière première exploitable.
Mais cette
logique détourne aussi l’attention. Pendant que les plateaux télé s’écharpent
sur « l’Algérie qui n’existait pas », les vrais problèmes — pouvoir d’achat,
hôpital public, climat social — passent au second plan. La polémique coloniale
devient un écran de fumée.
Une question
universelle : qu’est-ce qu’une nation ?
La formule
sur l’Algérie soulève une question plus vaste : qu’est-ce qu’une nation, et
quand commence-t-elle ?
Appliquée à
la France, la même logique montre ses limites. Avant la Révolution, existait-il
une « nation française » ? Les habitants se définissaient par leur
paroisse ou leur région, parlaient des langues diverses, refusaient parfois de
mourir pour la patrie. L’identité nationale s’est construite progressivement,
dans le conflit, parfois dans le sang.
Pourquoi ce
qui vaut pour la France ne s’appliquerait-il pas à l’Algérie ?
Pour une
histoire apaisée : La vérité est simple : l’Algérie existait avant la
colonisation. Elle n’était pas une nation au sens moderne, mais elle était une
entité politique organisée, comme la plupart des pays avant le XIXᵉ siècle.
Nier cette
réalité n’a rien d’innocent : c’est un geste politique, un acte de mépris qui
alimente la xénophobie. Les comparaisons avec d’autres entreprises de
déshumanisation (nazisme, occupations coloniales) rappellent que réduire un
peuple à l’insignifiance est toujours dangereux.
La solution
n’est pas de substituer un récit à un autre, mais de rendre la parole aux
historiens. L’histoire doit se construire sur des preuves, non sur des slogans.
Conclusion :
sortir du piège mémoriel : Tant que la France continuera à
minimiser la colonisation et tant que l’Algérie s’abritera derrière son
traumatisme, les deux nations resteront prisonnières de leur passé. La
polémique autour de « l’Algérie inventée » n’est pas un débat d’historiens :
c’est une arme politique, un miroir des angoisses et des manipulations.
Il est temps
de changer de registre. Plutôt que d’utiliser l’histoire pour diviser, il faut
l’accepter dans toute sa complexité, avec ses zones d’ombre et ses
contradictions. Ce n’est qu’à cette condition que pourra s’ouvrir un dialogue
sincère, où la mémoire ne serait plus un champ de bataille, mais un espace
partagé de vérité.
Car au fond,
en niant l’histoire de l’Algérie, c’est aussi l’histoire de la France que l’on
falsifie.
Kader Tahri
Chroniqueur engagé, observateur inquiet
« Il faut dire les choses comme elles sont, mais refuser qu’elles soient
comme ça. »
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